Le bon sens de la colère.


Ses accès sont scénarisés dans les reality shows, diabolisés dans la rue ou sanctifiés dans la politique, la colère a-t-elle un sens?

« J’en appelle à ton dégoût de tout et de tous, ta perpétuelle colère contre chaque chose » écrivait Verlaine à Rimbaud. A l’origine de cette colère de Rimbaud, l’absence du père s’aménageait entre une demande surmoïque domiciliée auprès d’une mère fatalement décevante à cet endroit, et un goût-dégoût homosexuel pour ce père absent.

La colère comme réponse à une frustration

La colère est-elle mauvaise conseillère lorsqu’elle nous pousse à passer l’action, lorsqu’elle nous autorise à transgresser un discours habituellement maîtrisé. Elle ouvre droit à dépasser les frontières du social, notre impulsivité alors offerte. En même temps, elle érotise le lien (amoureux), car elle intrigue contre ce qu’elle réclame: le désir de l’Autre. Elle déclenche l’Autre. Elle interpelle sa demande d’emprise. Elle invoque sa créance à désirer.

La colère est une modalité de progrès

Pour les psychanalystes, la colère relève d’une impulsion dans un appariement corps-esprit. Dans un souvenir écran, l’homme aux loups raconte son accès de colère, lorsqu’à Noël, il n’avait pas reçu de cadeaux. Le cadeau eut produit l’équivalent d’une satisfaction sexuelle. Du coup, cette frustration de ne pas être tout pour ses parents (pour l’autre) l’autorise à enjamber sa difficulté à extérioriser puis à déclencher une agression contre ses parents. Mais ne nous y trompons pas ; un accès de colère autorise aussi l’humanisation, la socialisation du sujet en cela qu’il constitue une modalité de rébellion à l’individuation, de la séparation à l’autre. Le sujet, par une mise à distance, se construit en apprenant à être seul sans le manque de l’autre.

His majesty the baby

Un jour, Freud est témoin d’un jeu d’enfant. L’enfant jette loin de lui une bobine en prononçant l’interjection « o-o-o-o » (FORT, parti en allemand), et il la ramène grâce au fil en énonçant un joyeux « DA » (ici en allemand). Le jeu complet consiste donc en un aller retour de l’objet, dont il ne fait pas de doute que le retour devrait être le moment le plus heureux. Pourtant la répétition du premier acte du jeu est plus fréquente que le jeu complet et semble donc suffire. L’observation de ce simple jeu enfantin s’avère extrêmement contributif de l’analyse du point de vue métapsychologique. La bobine prend le statut d’objet symbolisant la mère dans sa présence et son absence. L’acte de jeter cet objet correspond pour l’enfant à se séparer de la dyade mère-enfant, à passer d’un registre passif à celui d’actif afin de régir sa pulsion d’emprise. Cela permet, nous dit Freud, à l’enfant de tolérer son renoncement à une manifestation pulsionnelle de colère quand sa mère le quitte. Car si un enfant en colère semble faire un caprice, c’est qu’il le fait vraiment et sa lubie le pousse à dire dans sa rage une croyance fondamentale mais déjà perdue : être le centre du monde.

Pourquoi Caïn a tué Abel

L’enfant tente d’occuper le terrain, de remplir les vides, de maintenir jalousement un lien fixe et massif. Il va découvrir ce contre quoi il se révolte : la perte de cette place unique s’opère au profit d’un autre, d’un presque identique. Chaque Caïn cherchera son Abel. La colère devient un mouvement qui procède de la haine de l’autre. Cette haine dans sa modalité colérique socialise l’individu. Si Caïn avait réussi à contenir sa colère, et ainsi à ne pas tuer Abel, il n’aurait pas été condamné à errer seul (i.e. loin de la société des hommes) poursuivi par l’oeil de sa culpabilité

C’est la pensée qui éteindra cette colère contre l’autre. Toute suractivité de la pensée au delà de la conjuration s’attachera à rencontrer l’autre, à noyer le feu de la jalousie au profit de l’accueil de son semblable, de son autre. Cette pensée est sévèrement civilisant.

Dans le jeu du FORT-DA la « pulsion d’élaboration psychique » s’attache à élaborer l’absence de la mère. Passé le désarroi, le processus d’élaboration fait coup double. L’autre comme objet puis comme sujet accompagne l’enfant dans sa séparation émancipatrice. Il parvient à dépasser sa colère d’impuissance, sa violence contre autrui. Il se construit et s’approprie son corps, définitivement différent du corps de l’autre.

Sauf à rester irréparablement soit au stade du désarroi soit dans la position masochiste, héritée du désir que l’on prête à l’autre par peur de le voir disparaître, la colère procède soit de l’imputation, soit de l’implication.

Stéphane Hessel et la colère d’imputation

Dans l’imputation, on impute à l’autre la responsabilité de ce qui nous arrive; la haine est cachée derrière cette colère; l’émotion prime sur le raisonnement. Dans l’implication, au contraire, le sujet, adulte, s’implique, pense son opposition morale, et pose sa révolte dans une activité de construction de soi et du monde en conscience.

Dans le cas de l’imputation, le sujet en colère pratique une violence contre l’autre à qui il impute la cause de son ressentiment. Il s’en prend à son dissemblable, son différent. Il pratique le racisme par prédilection. (On comprend là pourquoi dans le dernier essai de Stéphane Hessel, cohabitent un militantisme de cœur et une fixation antisémitisme car son indignation est une colère infantile d’imputation; on n’a jamais observé quiconque s’indigner contre lui-même !).« Nul ne ment autant qu’un homme indigné »,  écrivait Nietszche.

Renoncer à la jalousie pour se réaliser

Dans le cas de l’implication, l’adulte développera une protestation agissante. Sa colère n’annule pas l’autre mais le reconnait. Elle prend en compte son point de vue et refuse l’insensibilité ou le retrait masochiste. Cette colère surviendrait après le combat pour se déprendre de ses parents ou, en fin d’analyse dépassant la seule docilité de l’attente croyance, de son analyste. Et alors, se réalisera notre envie de ne pas se résigner ni s’aliéner à ce que Freud nomme la majorité compacte. Et dans cette réalisation fouettée par une sainte colère nous nous réaliserons.

Notre histoire personnelle ou familiale se construit sur des colères dépassées.

Moïse a dû renoncer à pénétrer sur la terre d’Israël, puni d’avoir frappé le rocher dans une sainte colère. Et pourtant qui d’entre nous ne lui envie pas son destin et sa vie. On dit de Rachi, le plus grand commentateur de la Bible, prénommé aussi Moïse : entre Moïse et Moïse il n’y eut personne. Et chacun souhaiterait devenir le Moïse de sa génération? Une blague juive du début du siècle pose ce qui pourrait être le gain de surcroit de toute cure analytique. Zeev Bialik, le rabbi d’un petit shtetl, rencontre après sa mort le prophète Élie. Il est en colère et se désole de ne pas avoir été le Moise de sa génération. Le prophète Elie lui répond (pour nous) : « Personne ne t’a jamais demandé d’être le Moise de ta génération, mais as tu été le Zeev Bialik de ta génération! »

Bibliographie

Sigmund Freud :

Nouvelles conférences sur la psychanalyse (1932)

Au-delà du Principe de plaisir (1920)

Un Enfant est battu (1919),

Jacques Sedat :

Comprendre Freud, Armand Colin Coll. Cursus, 2007

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