Une détente du Surmoi


Gilad Shalit, un soldat israélien, a été capturé en 2006 par des militants du Hamas au cours d’un raid en territoire israélien. En échange de sa libération, le Hamas a exigé la libération de plus de 1.000 prisonniers, dont la plupart a été condamné par les tribunaux israéliens pour avoir mené des attaques terroristes meurtrières en Israël. Un vif débat a fait rage en Israël afin de savoir si le gouvernement devait accepter l’échange ou rester ferme.

Une analyse purement rationnelle s’oppose clairement à l’accord proposé pour cette libération. Pour sauver un soldat, l’accord créera les conditions de nouveaux attentats, de nouveaux enlèvements, de nouvelles séquestrations , de nouveaux morts. L’accord augmentera la puissance politique du Hamas. À première vue, ceux qui soutiennent l’accord semble être irrationnels. Mais il existe plusieurs façons de composer avec la rationalité humaine.

Tout groupe humain, comme tout être humain, a à la fois des besoins matériels et émotionnels. Pour rester solide et fonctionnel, un groupe doit satisfaire ces deux besoins. En ce moment en Israël, ceux qui s’opposent à la transaction proposée obéissent à des considérations politiques et militaires. Ceux qui veulent voir revenir le jeune Shalit à tout prix répondent aux besoins émotionnels du groupe – les mythes et les récits d’unification de son identité. Ils évoquent l’injonction du dieu des juifs du rachat des prisonniers (pidione chivuiim).

Un groupe qui néglige ses besoins essentiels risque d’être débordé par l’extérieur. Un groupe sans cette cohésion affective risque le pourrissement de l’intérieur. Ainsi, les deux notions extrêmes – le concret, aucune négociation avec les terroristes et son équivalent émotionnel ne laisser aucun soldat derrière soi sont antagonistes comme principes directeurs du comportement des israéliens. Une approche saine serait une réponse équilibrée, en sacrifiant à la posture de la perfection du raisonnable ou de l’émotif, pour un mix en gris entre la frustration raisonnable et la gratification capricieuse. Mais les apories des discours politiques résistent mal à des accords contractuels.

La question de Shalit illustre également notre rapport confus et curieux avec notre pulsion morale. Notre pulsion morale est un marqueur de notre appartenance au groupe. Nous sommes des animaux grégaires et c’est au sein du groupe que nous survivons et prospérons. Comme Freud l’a écrit, si nous n’arrivons pas à intérioriser un ensemble de règles abstraites partagé par tous – le surmoi – alors nous ne pouvons pas nous faire confiance, coopérer efficacement, et donc survivre.

Mais la morale humaine lutte parfois contre certains paradoxes, dont certains sont éclairées dans le cas Shalit.

Guerre civilisée

Le premier est caractéristique de la différenciation entre nous et eux. Nous vivons dans des groupes, et notre force emprunte à la force du groupe autant qu’elle la soutient. Dans le processus de renforcement de notre groupe, nous avons tendance à dévaloriser les autres groupes. Nous réagissons différemment à la même chose selon que c’est fait par «nous» ou par «eux». Notre cruauté dans la guerre, par exemple, est justifiée par les circonstances, tandis que leur cruauté barbare est vue comme une partie de leur nature malfaisante. Les civilisés de l’Occident qui ont créé, perfectionné et utilisé des armes de destruction massive regardent encore les tueurs à la machette comme des barbares. Reconnaissons que le Hamas des attentats suicides commis par des adolescents, des discours de haine et des boucliers humains rend un grand service à cette disposition psychique. Il n’empêche. Tous les Israéliens qui se soucient de Shalit pourrait facilement utiliser leur énergie et leurs efforts pour sauver des pauvres, des sans-abri, des miséreux. Certains le font. La plupart feront de Shalit le seul porte drapeau du nous.

Voulez-vous choisir une personne pour sauver cinq personnes?

Autre élément est la différence morale que nous faisons entre le concret et le casuel. Dans les études psychologiques on confronte des personnes à un dilemme: un train est hors de contrôle et sur le point de tuer cinq personnes. Il est possible de le détourner vers une autre ligne ferroviaire sur laquelle il ne va tuer qu’une personne. Est-ce que vous tirerez le levier? 90% disent oui. Mais dans une autre étude: vous êtes sur un pont et vous voyez un train se dirigeant vers cinq personnes. Vous pouvez les sauver en poussant un seul homme hors du pont, ce qui le tuera. Le ferez vous? Seulement 10% disent oui. Il est immoral à 90% des gens de décider puis d’acter puis de blesser ou de tuer de façon certaine une personne identifiée.
Dans le cas de Shalit, les victimes futures des terroristes libérés ne sont qu’une idée, un pari, une contingence. Ceux qui militent pour l’échange ne se sentent pas responsables des assassinats à venir des mains des terroristes libérés.

Éviter le contact visuel

Dans le cas Shalit le désir de maintenir en place un principe de groupe concret (ne pas négocier avec les terroristes) se heurte non seulement à un principe abstrait émotionnel (ne pas laisser notre peuple derrière), mais aussi à la puissance bouleversante du spectacle des destins individuels. Un visage humain fait beaucoup pour faire oublier les abstractions. Lorsque vous marchez dans la rue, vous essayez de détourner le regard de la mendiante qui tend la main vers vous, parce que le contact visuel corrompt l’idée abstraite de la mendicité en une rencontre humaine spécifique, ce qui rendra un refus beaucoup plus difficile, même si vous êtes tout à fait certain que l’argent que vous donnerez sera utilisé pour de l’alcool ou pour de la drogue.

Les Israéliens ont vu le visage et le nom de Gilad Shalit, ils ont vu et entendu sa mère et il leur est insupportable de contourner l’interpellation.

La morale n’est pas toujours juste

La libération des terroristes palestiniens consiste aussi à amnistier des assassins. Lors de l’enlèvement de Gilat Shalit, deux autres israéliens ont été tués. Le commando du Hamas, responsable de cet enlèvement, fait partie de l’échange. Font aussi partie de l’échange des arabes israéliens avec du sang sur les mains ou des fabricants des bombes qui ont tué sur des marchés ou dans des autobus. Ces terroristes, à l’instar des autres emprisonnés, ont été condamnés par un tribunal (ils sont responsables de la mort de 569 israéliens). La justice s’oppose donc fermement à cette libération. Les familles des israéliens tués devront renoncer à l’application des peines ordonnées. Car le principe de privilégier les vivants aux morts, les parents des vivants aux endeuillés, devient ici une règle, certes douloureuse, mais morale.

L’irrationnel

J’ai connu une femme rescapée des camps de la mort, orpheline d’une famille entièrement gazée à Auschwitz. Elle a perdu un fils pendant la guerre des six jours, en 67. Elle milite aujourd’hui et depuis toujours pour la réconciliation avec les arabes israéliens et des territoires. Elle refuse de les comprendre comme des ennemis automatiques. Elle déploie un tel optimisme que je l’ai interrogé sur ce qui s’apparente à une naïveté. Elle m’a juste répondu qu’elle ne pouvait renoncer à cet optimisme, surtout en Israël, car lorsque qu’au début du 20eme siècle Herzl a écrit que les juifs devaient retourner dans un pays qui n’existait plus et qu’ils avaient quitté deux milles auparavant, qu’avait-t-il convoqué d’autre qu’un optimisme naïf et radicalement irrationnel.

Somme toute, l’accord sur l’échange a été signé par Israël au nom d’un concept extravagant: l’optimisme.

4 réflexions au sujet de « Une détente du Surmoi »

  1. Je Like! Je Like! Je like!

    Toujours aussi clair et efficace dans tes articles cher David!!

    Tu ne jargonnes pas ni ne nous bassines avec des explications qui compliquent le réel plutôt que de l’éclairer; tu nous dis avec lucidité et précision ce que nous pensons confusément… Ainsi notre part affective est rassurée: elle fonctionne et va plutôt dans le bon sens puisqu’elle peut être rationalisée, voire positivement justifiée.

    Il n’y a pas grand chose à rajouter à tout ce que tu dis parfaitement; enfin un propos qui évite le « combien vaut contre combien » comme s’il s’agissait du coeur du sujet. Enfin une analyse qui rend compte des motifs plutôt que des effets produits par tous les affects qui les sous-tendent.

    Mais puisque tu m’invites à te répondre, alors j’en profite aussi pour me permettre un petit bout d’analyse politico-exsitentielle concernant ce « doux pays » construit sur l’optimisme qui tourne parfois en violence un peu aveugle -malheureusement…
    Les erreurs et les méfaits, les attaques des civils « ennemis » et toutes les pertes qui nous ont couté le sang de nos frères, nos pères et nos enfants; se trouvent comme relevés (au sens de l’aufhebung hégélien) au nom d’un affect immanent que tu as appelé l’optimisme qui dit le courage, la force, et les larmes refoulées. Mais on ne peut négliger la dimension métaphysique de l’optimisme, celle qui se dit alors au nom d’une valeur transcendante qui est l’essence même de ce pays, et qui a pour nom la fraternité.

    Si « l’amour » est ce qui dit l’essence du Christianisme, et la « soumission » la valeur de l’Islam; la valeur qui pose à la fois l’essence et l’historicité effective du peuple juif est bien LA FRATERNITÉ.
    La joie et l’émotion intense que chacun de nous a ressenti à la libération de Guilat Shalit (même s’il n’avait pas activement milité pour) dit la vitalité du lien qui fait de nous « le peuple juif » d’une part, mais elle dit aussi la raison d’être de cette terre qui abrite désormais aussi l’État d’Israël… (dont on peut parfois se demander sur quel miracle il tient encore comme habitable par tant de vies et d’espoirs)

    La fraternité serait le nom de cette terre et le prénom de chacun qui soutient l’existence de ce miracle à la fois existentiel, relationnel et politique.

  2. Merci pour cet article qui a mis des mots savants sur l’émotion ressentie lors de la libération de Guilad Shalit et que j’aurais aimé savoir écrire.

    Ce jour là, je pensais fort à mon amie Dominique Hass, 29 ans, assassinée dans l’attentat du Mike’s Place de Tel-Aviv, dans la nuit du 29 au 30 avril 2003.

    Peut être que ceux qui ont commandité cette atrocité sont sortis, peut être pas.

    Qu’importe, ce jour là la vie a gagné.

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