L’homme Aura*


David Rofé-Sarfati Séminaire d'été
(* ce texte est le verbatim de mon intervention au séminaire d’été 2013 d’Espace Analytique.) 

Je vais, quant à moi vous parler de L’homme Aux Rats. J’ai utilisé les notes de Freud plutôt que sa présentation de cas éditée une première fois en 1909. C’est un ouvrage, édité en 1955,  qui s’appelle en français L’homme aux rats, journal d’une analyse. Il n’a été édité en allemand qu’en 1987 sous le titre Notes originales sur un cas de névrose de contrainte : l’homme aux rats. Le manuscrit original de notes avait été confié par Anna Freud à Daniel Lagache qui a travaillé à la première édition en France. Daniel Lagache meurt pendant les travaux de traduction, et cet ouvrage extrêmement précieux et contributif, lui est dédié.

Moins de 4 mois et demi pour la cure d’un obsessionnel. On peut raisonnablement se demander pourquoi nous passons aujourd’hui si longtemps avec ces mêmes patients.

Cela tient, peut-être à magie de Freud. Et l’autre magie serait la vitesse du diagnostic. Dès la septième séance, Freud abandonne le verbatim exact des séances, car il a déjà et la structure et les fantasmes et l’équation et les énoncés de la névrose de contrainte. Freud est un analyste impatient, car, on le sait, sa passion est ailleurs.

Il n’empêche. Mon interrogation aujourd’hui sera de comprendre ce qui a permis à Ernst de se sentir guéri.

Je rappelle rapidement le cas ; Ernst Lanzer est le quatrième enfant d’une fratrie de sept. Ernst s’entend très bien avec son père. A l’adolescence, il commence à avoir des pensées obsédantes qui associent et les premiers émois érotiques notamment la masturbation et  la peur que son père ne meure. En 1897, il débute des études de droit.  L’année suivante une employée de l’entreprise où il travaille lui demande si elle lui plait. Il répond de façon évasive ; L’employée se suicide et Ernst se voit confirmé dans l’idée angoissante que les pensées peuvent tuer.  Il tombe amoureux de Gisela Adler, une cousine pauvre et maladive. Ernst se surprend à penser que si son père venait à mourir, il aurait assez d’argent pour épouser Gisela. Son père meurt six mois après jetant le fils, dans une intense culpabilité. Il devient un temps intensément religieux et, tout en étant assailli de pensées suicidaires, il obéit à des rites censés empêcher la réalisation de ses horribles pensées. (par exemple Ouvrir la porte pour faire entrer le fantôme de son père puis se masturber devant un miroir, s’infliger des longues séances de course à pied sous le soleil, réciter une prière avec la formule (propitiatoire et) expiatoire  gigelsamen gisela+amen et gisela +samen (semence).

En 1906, il subit une cure d’hydrothérapie, en 1907, il obtient son doctorat après 10 ans d’études. En aout 1907 pendant des manœuvres militaires il perd son lorgnon, demande à son opticien à Vienne de lui en envoyer un autre par retour de courrier en contre remboursement, lorsque le  paquet arrive une personne avance l’argent  pour ernst et c’est le début de toute une suite de comportements et de ruminations obsessionnels. Cet événement pousse Ernst à consulter et c’est ainsi qu’en octobre de la même année il commence une cure avec Freud.

Au premier entretien,  Freud lui pose les conditions de la cure.  Ernst dit qu’il doit d’abord en parler à sa mère, il  revient le  lendemain et accepte. On repère ici au regard du principe de suppléance, que Freud est intronisé par la mère dans le transfert comme le père.

Le transfert est solide, mais ne concernera que le versant paternel.

Ernst raconte à Freud ses fantasmes sexuels de l’enfance avec Mlle Rudolf, avec Mlle Paula.

A peine Ernst avoue ne plus se souvenir du  prénom de Mlle Rodolf, patronyme, mais aussi  prénom masculin que Freud identifie  Ernst comme homosexuel.

Ernst des 6 ans développe l’idée que ses pensées coupables sont magiques, elles peuvent faire que quelque chose arrive. Elles font même que quelque chose doit arriver, dit-il.

Par exemple dit-il que mon père ne vienne à mourir. L’exemple est la chose même, annote Freud. Ernst est obsédé par la peur que ses pensées coupables tuent son père.

Dès la deuxième séance, Ernst s’interrompt, se lève et prie Freud de lui faire grâce, de lui faire grâce de la description des détails du supplice des rats. On aura compris qu’il s’agit de lui faire grâce aussi du sentiment de culpabilité et donc du plaisir refoulé. Dans une crise, qu’on pourrait qualifiée d’hystérique, il demande grâce à Freud, à ce père transférentiel,  à ce  maitre,  à celui qu’il reconnaît déjà comme capable de lire et de contrôler ses pensées et de l’absoudre de ses pensées. Freud devient de puissance divine. Le verbe allemand est « bitten » qui veut dire demander (qui se dit plutôt fragen) mais aussi prier. Ce que je propose ici est diffèrent de la puissance accordée au psychanalyste constitué en tant que sujet supposé savoir, cette puissance est supérieure en cela qu’elle se place à un endroit nouveau, à une place où on juge et où on absout, à cette place, au fond, où on s’autorise. Je rappelle que Freud comme Ernst sont juifs et partagent le signifiant dieu dans son énoncé dieu juste et miséricordieux, un dieu donc qui juge et qui pardonne, énoncé qui d’ailleurs est aporique et donc avec un reste.

Un dieu très humain aussi, car  incarné puisque c’est ce même ce dieu, Freud, qui  souffle le mot ‘l’anus’ à l’oreille de Ernst. Un dieu corporalisé et jouisseur. Un dieu qui jouit avec Ernst ou qui jouit seul. Aujourd’hui, nous aurions les plus grandes réserves à proposer ce mot en séance (l’anus) à la place de notre analysant, du moins lors des premières séances.

Ernst raconte ensuite son obsession du remboursement du paquet postal et la contrainte et le serment qu’il élabore. S’il ne procède pas au remboursement dans les mains même du lieutenant David, il arrivera quelque chose, toujours la mort du père.

Freud lui explique (séance 3) longuement et avec application, tel un professeur ou un gourou,  comment une contrainte fonctionne mentalement. Une analyse possède toujours un versant didactique, mais ici Freud pense à la place de son patient. Il  lui explique par exemple que le raffinement particulier de la maladie tient à sa ruse. En repérant cette ruse, Freud la déjoue (ce passage est retiré du cas présenté). Freud se présente à son patient comme plus fort que la névrose, et plus fort que la jouissance de l’analysant. Il se place au-dessus de la jouissance du parlêtre sur le divan, Il se place à la place de l’analysant. La jouissance de Freud, du professeur Freud, se pose en concurrent de la jouissance de son analysant.

De la même façon, lorsque Freud lui fait remarquer ‘je ne suis pas cruel  moi-même’ Ernst réagit en l’appelant ‘mon capitaine’ Il complimente discrètement Freud tout en se plaignant de l’incompréhension des médecins. Je décode l’échange ainsi : Freud lui dit ‘je ne jouis pas de toi (par ma cruauté)  et Ernst lui réponds – mais si capitaine jouis stp et je t’en remercie. Un capitaine étant d’un grade au-dessus de lieutenant, il lui dit même : jouis plus fort !

Quatrième séance, Freud lui fait ni plus ni moins un cours de psychologie. Il lui explique : il y mésalliance entre le contenu de la représentation et l’affect donc entre le motif du reproche et son ampleur. Ainsi il rassure Ernst ;  il n’est pas un criminel il n’a pas tué son père. Freud l’absout à nouveau. Freud est encore le Dieu de miséricorde.

Cinquième séance est un échange entre le maitre et l’élève. Ernst tente d’utiliser un concept qu’il a dû apprendre de lui-même : la désagrégation de la personnalité. Freud lui explique l’inconscient et la différence entre la transgression des lois morales personnelles et la transgression des lois morales extérieures.

Mieux !  Lorsque Ernst demande à Freud, s’il peut se débarrasser de l’idée de l’au-delà, idée qui par définition ne peut être réfutée logiquement,  Freud ne conteste pas la difficulté cependant qu’il rassure son patient sur la puissance de la psychanalyse. Seul un dieu peut émettre une telle certitude. Un dieu qui barre l’idée de l’au-delà du divin. C’est quand même un comble.

Au fond, ma proposition est double, Ernst ne peut quitter sa névrose en 4 mois de traitement. Toutefois une proximité avec la pensée et la jouissance de Freud, d’un Freud divin, lui assure une gestion de son angoisse par un aménagement sur 2 dispositifs  intriqués, la métonymie et la métaphore. Mais avant de pousser plus loin, je veux d’abord évoquer le trauma.

Freud repère très tôt chez Ernst une idéalisation des hommes et une forte homosexualité latente. En ce qui concerne le trauma,  question centrale dans les névroses, à cette époque-là déjà, la théorie du trauma infantile est abandonnée par Freud. Il n’y pas de trauma autre que celui imaginé, choisi et dans le même temps refoulé par le sujet. Le trauma n’est pas saisissable sauf  par sa trace, par ses indicateurs. Le trauma, réel ou imaginé, est dépisté par les fausses croyances, les associations et les identifications.

Chez Ernst, Freud repère deux associations de signifiants :

Ernst ne fait pas de différence entre RATTEN (les rats) et RATEN (les paiements partiels), il condense les deux mots.

Une autre association s’est produite chez Ernst entre ratten et heiratten (se marier)

Par ailleurs, l’homme aux rats s’identifie à son père lui aussi militaire.

On voit comment tout ceci est mis en jeu dans le serment obsessionnel de Ernst à procéder au remboursement du lorgnon et comment cet épisode qui l’emmène à consulter dit et  exprime le trauma.

Freud, se positionnant hors transfert renseigne son patient l’instruit, … mais du même coup bouchonne toute perlaboration.  Il lui refuse la névrose de transfert thérapeutique. Freud nous le dit simplement et sa surprise signe son échec : « comment s’expliquer que le malade informé de l’évènement traumatisant se comporte comme s’il n’avait rien appris de nouveau ? »

Sans névrose de transfert, Ernst démuni compose avec ce qu’il peut.

Si on reprend les deux outils donnés par Lacan de lutte contre l’angoisse, la métonymie et la métaphore, Ernst fait au mieux. Il s’imagine comme il est imaginé, imaginé par Freud.

Premièrement, il est imaginé et s’imagine comme métonymie du phallus de Freud :

La proximité si intime avec Freud et sa pensée, l’extraterritorialité céleste du cabinet de Freud convainc Ernst qu’il est le signe du phallus voire le phallus lui-même. Je parle du phallus phallycisant Freud. Alors qu’il vient de finir ses études Ernst en bon soldat du professeur Freud se fiance puis se marie avec Gisella Adler, respectant à la lettre les indicateurs de sortie de névrose selon Freud : aimer et travailler. C’est toutefois un artéfact.

Deuxièmement, Ernst s’imagine comme une métaphore.

Ernst s’imagine comme la métaphore de la psychanalyse, la métaphore du père transférentiel Freud. Le cas est édité, Ernst reçoit un hétéronyme, l’homme aux rats, Son histoire, son anamnèse et l’histoire de sa cure contribuent à l’histoire de la psychanalyse, participent à la grande histoire de la psychanalyse et concourt à l’aura de Freud. Sa chance en quelque sorte aura été de ne pas survivre à Freud, puisqu’il est tué à la guerre. A la mort de Freud, selon ma proposition, l’homme aux rats aurait perdu les deux étayages de son moi : un étayage par sa mission de phalyciser Freud, et un étayage par sa mission d’étayer Freud lui-même.

Comme une confirmation Freud écrit à Jung en 1909 qu’il a rencontré son ex-patient et que ‘l’endroit où il est encore accroché s’est distinctement montré dans la conversation’.

Freud n’est donc pas totalement dupe sauf à occulter cette non guérison, tant ce cas de névrose obsessionnelle aura rempli son œuvre : nous apporter de la façon la plus intime les découvertes de Freud et nous permettre ainsi de nous glisser dans sa pensée pour conduire nos cures.

Merci.

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