La Tragique Histoire d’Hamlet, prince de Danemark plus couramment désigné sous le titre abrégé Hamlet, est certainement l’une des plus célèbres pièces de William Shakespeare. À ce titre, la nouvelle traduction de l’œuvre par Daniel Mesguich pourrait paraitre à premier abord superflue sauf que l’auteur a eu comme biais le seul possible pour un texte classique d’une telle dimension. Daniel Mesguich a nourri son texte et sa mise en scène, fatiguant non seulement le texte visible, le texte littéral, mais aussi un second texte, invisible, composé de la mémoire du texte visible, de son histoire de sa poussière : gloses, commentaires analyses exégèse souvenirs d’autres mises en scène, etc.
C’est donc au sein de l’actuel que nous recevons aujourd’hui ce texte traduit/trahit par Daniel Mesguich, qui réinvente une poésie, une langue de l’allitération. C’est un voyage linguistique. Par une mise en scène époustouflante, c’est aussi un voyage scénique très riche, proche et en même temps éloigné du classicisme. Ce sont des voyages que nous faisons avec une troupe épatante où la virtuosité de William Mesguich est au service de l’émotion, où les silences au service du sens[1].
On connait l’intrigue : le roi du Danemark, père d’Hamlet, est mort récemment. Son frère Claudius l’a remplacé comme roi et, a épousé Gertrude, la veuve. Le spectre du roi apparaît à Hamlet et révèle qu’il a été assassiné par Claudius. Hamlet doit venger son père et pour mener son projet à bien simule la folie. Devant l’étrangeté de son comportement, l’on en vient à se demander dans quelle mesure il a conservé sa raison. On met cette folie passagère sur le compte de l’amour qu’il porterait à Ophélie, fille de Polonius, chambellan et conseiller du roi. L’étrangeté de son comportement plonge la cour dans la perplexité. Mis en cause à mots couverts par Hamlet, Claudius perçoit le danger et décide de se débarrasser de son fantasque neveu. Une suite de péripéties, d’intrigues de palais et de méprises avec en point d’orgue le meurtre de Polonius conduisent au carnage final.
L’autre scène.
Le théâtre, lorsqu’il est bon, et c’est ce que nous poussons sans cesse, réifie l’autre scène, celle de notre inconscient, la scène du rêve, de cet insu qui se répète Le transfert et le dispositif ritualisé de la séance de psychanalyse en autorisant la surprise de la découverte de cette répétition font jaillir cet insu qui se répète. Cette révélation est offerte à l’analyste, à ce sujet supposé savoir. Au théâtre, c’est le quatrième mur[2] qui fait tiers, l’endroit vers où parle le metteur en scène, d’où il s’autorise, le trou dans sa structure en quelque sorte. En cela, Freud écrivait que la scène théâtrale est analogique du dispositif de la cure. Dans une sidération qui va suivre cette confrontation d’avec la pièce qui se joue sous ses yeux, la répétition est dévoilée, localisée, c’est l’insight, la révélation d’un insu. Le spectateur est assis dans son siège de théâtre. Son corps et ceux des comédiens sont en jeu dans le même lieu. La révélation s’inscrit dans une abréaction.
Dans cet Hamlet, le talent de metteur en scène nous ouvre plusieurs révélations tout au long de la pièce. Pèle mêle : Le miroir séparant Hamlet de son inconscient, l’inconscient spéculaire joué, corporisé par une jeune femme déguisée en Hamlet, le clivage des personnages appuyés par les divisions des lumières et des costumes, l’ambivalence de genre des spectres, l’incestuel entre Hamlet et sa mère, etc…
La mort de Polonius.
Le meurtre de Polonius est une méprise, car Hamlet pense tuer le roi, son oncle Claudius. Hamlet reproche à sa mère son attitude et, à l’instant où il se fait plus violent, Polonius, qui écoutait secrètement, appelle à l’aide. Hamlet, pensant surprendre Claudius, se trompe et le tue. La question du cadavre de Polonius est ensuite posée. Elle est celle de savoir où Hamlet a abandonné le corps après l’avoir tué. Cette question est posée à plusieurs reprises et cette énigme répétitive ne s’épuise pas. Hamlet, William Mesguich, s’amuse de cette énigme, joue à en poser une autre, celle des vers et du poisson. Il mime la folie pour tromper son monde, il fait le gamin, celui qui agace et à qui on devrait tout pardonner. Ce choix de mise en scène où William Mesguich joue un Hamlet espiègle, joueur, frondeur est une trouvaille. L’acteur dribble un ballon de football si parfaitement que l’art du cirque entre dans cette mise en scène et nous ne savons plus si Hamlet est immature ou au contraire très adroit, très doué, très malin. Polonius est moqué par Hamlet qui se repent pourtant de son crime : il range son corps quelque part, afin de répondre ensuite de ce meurtre. Mais avant de le cacher, il joue en riant avec le corps inerte de Polonius, comme un pantin désarticulé. Il mime même avec ce pantin une scène de copulation avec sa mère. Y a-t-il donc quelque chose de Polonius qui reste dans ce corps inerte?
La pièce avait commencé par la relève de la garde adossée au quatrième mur sans le briser. Lorsque Polonius meurt, et après que Hamlet ai joué avec son corps, il se lève, s’approche du bord de la scène, retire lentement sa perruque grotesque et sa veste, les pose délicatement sur son bras, et encore délicatement brise le quatrième mur pour s’éloigner, traverser la salle et disparaitre (Cette scène est géniale, bravo à Bernard Montel). Mais qu’est ce que ce cadavre qui se lève pour disparaitre et où est il désormais? Hamlet ironise, moqueur, il l’a mélangé à la poussière, dont il est proche parent. Hamlet refuse de dire où il a mis le corps. Il ironise. Il livre une métaphore: Le corps est avec le roi, mais le roi n’est pas avec le corps, le roi est une chose. Hamlet encore dans une métaphore: Un homme peut pêcher avec le ver qui a mangé un roi, et manger le poisson qui s’est nourri de ce ver. Qui sont le ver le poisson le pécheur ?
Si les vers sont les conseillers du roi qui mange Polonius, et le roi est le poisson qui gobe le ver i.e. ses conseillers alors un homme peut renverser un roi en utilisant ses conseillers. Si le ver est Polonius, Hamlet peut utiliser le ver Polonius pour pêcher son poisson Claudius. Ou peut être Claudius est le ver qui s’est nourri de la dépouille du père d’Hamlet et en a profité pour prendre le trône et nourrir son poisson de reine.
Le substantif manger circule dans les trois dimensions. Dans le réel les vers mangent la dépouille. La mort est ce réel. Dans l’imaginaire on ne sait plus qui mange qui, mais on associe, dans un mouvement réflexif. Dans le symbolique les signifiants poissons et ver glissent d’une personne à l’autre, d’un sujet à l’autre.
Grâce à la magie du théâtre, au génie de la mise en scène et à l’exactitude du jeu des acteurs, en particulier celui de William Mesguich, extraordinaire d’ambivalence, on vit deux révélations.
Si le ver est l’objet d’échange lorsqu’il sert à attraper le poisson, il est objet cause du désir lorsqu’il mange le roi. La dépouille est ce qui reste du sujet, c’est ce qui reste de l’échange du poisson contre le ver. Ce reste, c’est son objet petit a. De la même manière, la lente traversée par Polonius du quatrième mur puis de la salle puis son évaporation nous laisse cette trace mentale de sa dépouille, de ce qu’il reste de lui après sa mort : encore son objet a.
On aura applaudi, et on sera reparti après une expérience unique de rencontre de l’objet d’échange, de l’objet cause du désir et de l’objet a, et au-delà de ce jargon de l’après coup, utile à celui qui veut escamoter un peu sa propre question de la mort et du to be or not to be, on aura par la grâce de cette troupe, traversé autre chose de nous, rencontré le réel, celui du corps. Au-delà de ce jargon, nous concédons que cette mise en scène possède ce cœur qui nous emporte très loin, tout en nous ramenant au centre de nous même. À ne pas rater donc. Le 20 novembre, ce sont les dernières semaines.
(DROS)
[1] C’est le courant de Claude Regy : L’esthétique du jeu d’acteur que l’on trouvera peut être ampoulée, trop déclamatoire, se caractérise selon Claude Régy par une diction hachée et monocorde, où les syllabes sont entrecoupées de silence, pour laisser place à notre imagination. On ne savonne pas chez les Mesguich. La respiration est considérée comme l’essence du théâtre; chaque geste, chaque mot doit être nécessaire. La lenteur, la solitude, et ce climat de vide crée une vibration qui entraine le spectateur dans un état d’hypnose.
[2] Au théâtre, le quatrième mur désigne un mur imaginaire situé sur le devant de la scène, séparant la scène des spectateurs et au travers duquel ceux-ci voient les acteurs jouer. L’expression briser le quatrième mur fait référence aux comédiens sur scène qui s’adressent directement ou reconnaissent le public.