Les doux malaises de la pièce « Amsterdam » aux Gémeaux de Sceaux


Programmé avant la montée des actes antisémites et le pogrom du 7 octobre, Amsterdam, de l’israélienne Maya Arad Yasur, questionne le destin tragique des Juifs en Europe et l’onde de choc qui ne finit de bruire. Au moment même où Israël craint pour sa survie, la pièce universelle, intense et poignante, emporte le spectateur dans une bouleversante quête de vérité.

Maya Arad Yasur  est une dramaturge israélienne, diplômée de l’Université d’Amsterdam. Ses pièces ont été traduites en anglais, français, allemand, norvégien et polonais, publiées dans des magazines et produites dans des théâtres en Israël et dans le monde entier.  De 2007 à 2013, Maya Arad Yasur a vécu et travaillé comme dramaturge à Amsterdam. En tant qu’auteur, elle s’intéresse particulièrement à la problématique de la guerre et de l’exil. Ses textes ont fait l’objet de créations et de lectures publiques en Israël, Allemagne, Autriche, Norvège et États-Unis. Dans Dieu attend à la gare une infirmière arabe fomente un attentat suicide (Théâtre Habima de Tel Aviv2014, Volkstheater Vienne 2015, Schauspiel Dresden 2016, Théâtre Paderborn, 2017), Dix minutes de la maison raconte le jour d’après les accords d’Oslo où un soldat israélien est kidnappé par des terroristes et emmené dans le territoire nouvellement acquis par Yasser Arafat.(Théâtre Habima de Tel Aviv, 2015); dans Suspendu deux réfugiés sont suspendus au 45ᵉ étage d’un gratte-ciel nettoyant les fenêtres, derrière la vitre se tient le public. Amsterdam fut présentée à la Mousson d’été en 2019 ; la pièce a remporté le prix du Berliner Theatertreffen Stückemarkt en 2018.

Le malaise sous forme de Witz

Un matin, une jeune violoniste israélienne enceinte de neuf mois se réveille dans son appartement au bord du pittoresque canal Amsterdam Keysershracht. Elle découvre qu’elle n’a plus de gaz. Lorsqu’elle ouvre la porte, elle trouve une enveloppe ; et dans cette enveloppe une relance, intérêt de retard compris, d’une facture de gaz impayée depuis 1944. La suite est un périple haletant qui va conduire la jeune femme à découvrir l’histoire tragique enfouie dans les murs de son appartement.

La pièce traverse les questions de prédilection de la dramaturge qui sont l’émigration, la place de la grande Histoire dans nos vies et la centralité incontournable de la catastrophe de la Shoah. Question historique, juridique autant que psychanalytique : Qui doit payer la facture de gaz consommé par les nazis durant la Seconde Guerre mondiale ? Qui payera?

La question d’une cruelle et superbe ironie construit un witz, un mot d’esprit qui fonde toute la pièce. L’humour est glaçant, mais cathartique. Il nous entraîne en sécurité dans les profondeurs tragiques de la Shoah.

Maya Arad Yasur invente ici un théâtre de la rumeur dans lequel au fil des disputes, des révélations plus ou moins avérées, une vérité pointilliste se dévoile.  La ville d’Amsterdam s’y souvient des réduits dans lesquels se cachaient les familles juives, de toutes ces Anne Frank que les nazis ont gazées. La pièce est mordante et terriblement efficace.

Notre expérience de spectateur est un solide malaise doublé d’une respiration rafraichissante car l’autrice ne cède jamais sur l’humour (juif). Et lorsqu’un personnage accepte volontiers d’évoquer la Shoah, il la préférerait sans Juifs ! Le witz est délicieux.

L’autre merveilleux malaise

Maya Arad Yasur s’interroge depuis toujours sur les mécanismes narratifs de l’écriture théâtrale. La mise en scène imaginée par Laurent Brethome propose une narration polyphonique. Les voix se complètent, se contredisent. La forme dramatique épouse ainsi avec une grande fidélité le malaise du texte et son miracle.

Trois narrateurs entrent dans l’appartement. Ils vont se raconter l’histoire de la jeune musicienne israélienne. Et lorsque le personnage entrera sur scène, ils continueront à accompagner le récit. Les trois narrateurs deviennent ainsi des spectateurs de l’intrigue. Sans nous. Le dispositif innovant est astucieux. Le récit semble flotter dans l’air, les personnages apparaissent indifférenciés. Nous sommes négligés, effacés. Mais une fois encore, notre malaise est contributif. Le récit ne nous oblige à aucune prise de position. Nous nous enrichissons de l’histoire sans sa charge émotive, sans la créance de l’empathie.

Restera toutefois en nous pour longtemps la question éternellement laissée sans réponse :  Est-ce qu’une narration dans l’après-coup peut réparer l’histoire ?

Amsterdam n’y répond pas, elle est en cela une pièce ouverte et importante pour chacun de nous. Cependant, la fin rehaussée par Laurent Brethome ne nous laisse pas abandonnés à nous-mêmes. La transmission entre générations axe selon lui une suite optimiste. Prions.

Amsterdam, de Maya Arad Yasu, trad. Laurence Sendrowicz, mise en scène Laurent Brethomel, avec Anne Cressent, Hadar Gabay, Denis Lejeune, Fabien Albanese, Francis Lebrun.